Séminaire SFERE-Provence / RT CNRS Education : « Regards croisés sur les épistémologies et méthodologies des recherches en éducation », 21 mai 2025, 13h30-16h30, Inspé Aix-en-Provence (salle E005)

Séminaire co-organisé par SFERE-Provence (FED 4238) et le RT Education (CNRS) « Regards croisés sur les épistémologies et méthodologies des recherches en éducation » 

 

Conférence « Concilier des épistémologies de la recherche sur le fait éducatif ? » de Kristine Lund (Ingénieure de recherche CNRS, HdR Sciences de l’éducation et de la formation, Directrice du labex ASLAN Advanced Studies on Language Complexity UMR 5591 ICAR, ENS Lyon, Lyon 2 / CNRS UAR 3773 LLE Laboratoire de l’Éducation)

Suivie de la table ronde avec :

Mariagrazia Cairo Crocco, maîtresse de conférences Inspé / UMR 7304 CGGG CNRS-amU 

Kristine Lund, ingénieure de recherche CNRS, HdR Sciences de l’éducation et de la formation, ENS Lyon / UMR 5591 ICAR CNRS, Lyon 2 / CNRS UAR 3773 LLE 

Patrick Perez, maître de conférences en sociologie, UMR 7317 LEST CNRS-U Nicolas Vibert, directeur de recherche CNRS, CeRCA - UMR CNRS 7295 co-responsable du RT Education 

Nicolas Vibert, directeur de recherche au CNRS, Directeur du CeRCA, UMR 7295, CNRS / Université de Poitiers, co-responsable du réseau thématique pluridisciplinaire (RTP) du CNRS Éducation

 

Conférence 

"Concilier des épistémologies de la recherche sur le fait éducatif ?" par Kristine Lund, ingénieure de recherche CNRS, HdR Sciences de l’éducation et de la formation, Directrice du labex ASLAN Advanced Studies on Language Complexity (UMR 5591 ICAR, ENS Lyon, Lyon 2 / CNRS, UAR 3773 LLE Laboratoire de l’Éducation)

Mon intérêt pour la recherche interdisciplinaire est motivé par mes formations, les laboratoires de recherche où j’œuvre, les responsabilités que j’exerce, mes collègues et communautés de pratiques, où j’ai vu les problèmes que pose une épistémologie non-examinée. Dans mon exposé, j’explorerai la multi, inter, et transdisciplinarité par les procédés séquentiels, interactifs, et intégratifs, d’abord par des définitions, puis par des exemples concrets de mon expérience. J’aborderai de même, les aspects socio-interactionnels de la recherche en projet, cruciaux pour la conciliation des approches épistémologiques, par des définitions, puis par des exemples concrets. Les exemples montreront les réussites et les échecs de l’intégration à différents moments de la trajectoire d’un projet de recherche. Cependant, l’intégration ne doit pas être une idéologie : une intégration accomplie peut être dangereuse et un échec peut entraîner des conséquences positives. Pour terminer, je plaiderai pour une carrière académique renforçant les compétences facilitant l’intégration au sein des projets collaboratifs. 

 

Intervenant.es à la table ronde 

Modérateur : Pascal Terrien, directeur de SFERE-Provence (FED 4238) 

 

Contribution de Nicolas Vibert : "Réflexions autour de la conciliation des épistémologies dans les recherches en éducation 

Pourquoi est-il important de parvenir à concilier des épistémologies disciplinaires différentes lorsque l’on fait de la recherche sur les questions d’éducation ? La principale réponse que j’apporterai est que l’éducation et les apprentissages, au sens le plus large de ces termes, sont des objets trop complexes pour être bien appréhendés à travers une seule discipline de recherche, ou via un seul type de méthodologie. 

Dans cette intervention, je vais considérer très schématiquement que l’objectif des recherches en éducation est de faire évoluer les pratiques pédagogiques sur le terrain des enseignant.es et cadres de l’éducation, en termes d’acquisition de compétences pour permettre d’atténuer les inégalités. 

Passer de l’échelle d’une classe où un chercheur, en lien avec quelques enseignant.es associé.es à la conception d’une recherche, à une situation où l’ensemble des enseignant.es et/ou cadres se saisissent eux-mêmes des résultats de cette recherche pour les développer à plus grande échelle reste un objectif. Cette transformation, courante en médecine, est un énorme challenge qui nécessite forcément le recours à des disciplines (et donc des épistémologies) différentes : prise en compte des différents contextes sociaux et autres différences entre établissements, prise en compte des différences entre enseignant.es, acceptation par les enseignant.es et cadres sur le terrain, formation des enseignant.es et cadres à la nouvelle pédagogie, etc. 

Si l’on revient à la notion d’épistémologie des disciplines scientifiques, elle renvoie concrètement à des méthodologies d’investigation différentes qui sont toutes pertinentes et en capacité d’apporter des résultats fiables. Pour autant, leurs spécificités semblent parfois opposer ces disciplines et créent une situation d’incommensurabilité épistémologique. 

Si la recherche vise un effet transformant des pratiques, elle doit s’appuyer à un moment ou à un autre sur des données recueillies directement sur le terrain, en condition écologique, ou dans le cadre d’expérimentations. 

La distinction méthodologique la plus évidente se situe entre les méthodes d’analyse quantitatives (mesures comportementales, exploitation de bases de données statistiques, etc…) et les méthodes plus qualitatives (entretiens, observations et descriptions, analyse des activités et des échanges). Une manière de les réunir peut-être de « semi-quantifier » les analyses dites qualitatives, mais cela nécessite beaucoup de travail. 

Une autre distinction méthodologique est l’opposition entre le travail sur de «petits échantillons», souvent dans le cadre d’expérimentations randomisées et contrôlées, par rapport à l’exploitation de bases de données à l’échelle d’un pays ou d’une région entière. 

Il existe des solutions pour concilier les épistémologies disciplinaires et je me propose d’en présenter quelques-unes mise en œuvre à ce jour au sein du RT Education. 

 

Contribution de Patrick Perez : "La sociologie à l’épreuve de le recherche participative en éducation

Lorsque les sociologues ont questionné le fonctionnement de l’institution scolaire, aux alentours des années 60, la sociologie – d’inspiration française ou anglo-saxonne – a pris le contrepied des notions de « démocratisation » ou bien encore « d’émancipation », pour interroger les processus d’inégalités d’accès aux différents paliers du système d’enseignement, qu’ils résultent de l’origine sociale, du genre ou bien encore de l’origine ethnique. 

Si les sociologues s’accordent sur le constat des inégalités, elles-mêmes décomposées en deux dimensions – acquisition et orientation - les explications fournies pour rendre compte des différences divergent, convoquant des modèles d’actions distincts. Par modèles d’action pédagogique nous envisageons la relation d’apprentissage entre enseignant.es et élèves. 

Il est possible – à grands traits – de brosser trois modèles : 

✓ Dans le 1er modèle, l’attention est portée aux caractéristiques socio-démographiques de l’apprenant dans sa relation au curriculum caché ; il s’agit-là de modèles d’inspiration théorique divers faisant référence à la maîtrise du code de la communication pédagogique et qui s’inscrivent dans une analyse de rapports sociaux (classe, genre, race) où prévalent l’étude des formes de domination sociale et symbolique. L’analyse quantitative des inégalités se trouve redoublée, à l’aide d’entretiens et/ou d’observations in situ, par l’étude des rapports de sens. Le sujet apprenant oscille selon le point de vue et la méthodologie adoptée, entre intériorisation de la domination symbolique (théorie de la légitimé culturelle) et subversion de l’ordre scolaire (culture anti-école), voire ambivalence combinant de manière successive l’un et l’autre des deux rapports à l’institution scolaire, notamment en raison du renforcement du diplôme sur la destinée des personnes. Dans ce modèle l’enseignant.e se résume à son statut faisant de lui le vecteur uniforme d’un arbitraire culturel. 

✓ Dans le cas du 2e modèle, les chercheurs s’intéressent à l’emboitement des niveaux individuels (origine sociale, sexe, âge) et contextuels (composition sociale et scolaire de la classe, caractéristique de l’enseignant.es, etc.), pour y mesurer – par le truchement d’analyses multi-niveaux - leurs effets sur l’efficacité et l’équité de l’apprentissage. Dans ce cas, soucieux d’une mesure de la contribution de l’école à la formation du capital humain, préoccupation centrale d’économistes, la référence aux contenus d’enseignement s’efface, pour y promouvoir une approche psycho-sociale de la manière par laquelle l’enseignant.e accomplit son travail. Dans ce type de raisonnement, il est souvent demandé au sociologue, dans une vision hiérarchisée et séquencée du travail entre économètres et sociologues, d’ouvrir la « boite noire » pour rendre compte, à l’aide d’observations in situ, des variations constatées sur le plan statistique. La prise en compte du statut s’accompagne d’hypothèses sur la manière par laquelle l’enseignant.e exerce son rôle. 

✓ Dans le 3e modèle, il est envisagé la construction « d’échantillons théoriques » questionnant, sous forme quasi expérimentale par la mise en œuvre de protocoles d’enquête associant enseignant.es et sociologues, les effets de pratiques pédagogiques alternatives. De notre point de vue, ce type d’étude – plus rare - échappe à l’empirisme spontané dès lors que les pratiques professionnelles, loin de se résumer à des variantes individuelles dans l’accomplissement d’un rôle, inscrivent la pédagogie (et les contenus d’enseignement) dans un espace de lutte pour la définition d’un modèle professionnel dominant (inconscient d’école), qu’il est possible de questionner par la mise en action de modèles alternatifs. 

Je me propose lors de cette table ronde de présenter ces trois modèles. 

 

Contribution de Kristine Lund  : "Conciliation des épistémologies de la recherche sur le fait éducatif"

Les courants épistémologiques sont souvent transmis durant les formations doctorales mais rarement conscientisés. Pour concilier des épistémologies de la recherche en éducation, il faut d’abord les expliciter. Les ancrer dans des contextes précis facilite la tâche. Autrement dit, 

prenons le projet de recherche collaborative en tant que tel, comme unité d’analyse. Bien que certains projets de recherche en éducation soient considérés comme étant de la recherche fondamentale (par exemple, sur les mécanismes d’apprentissage), je prendrai un point de vue transdisciplinaire, avec une valorisation sociétale problématisée, où les acteurs du projet sont des chercheur.es de disciplines différentes, mais aussi du personnel enseignant ou de politique publique, voire des familles. Les expertises diverses sont cruciales dans la résolution du problème posé, mais quel objectif donner aux échanges entre ces personnes ? 

C’est la construction conceptuelle de l’intégration qui est proposée pour évaluer la réussite des projets collaboratifs. Mais pourquoi examiner comment se produit l’intégration dans les équipes inter ou transdisciplinaire ? En fait, faciliter l’analyse de données partagées entre chercheur.es de traditions différentes leur fait prendre conscience de la fragilité d’une analyse menée à partir d’un seul point de vue, ouvrant ainsi la voie à l’intégration d’analyses provenant d’autres points de vue, incluant d’autres acteurs socio-économiques. L’intégration peut résulter d’une prise en compte des hypothèses divergentes qui sous-tendent nos propres théories et méthodes et celles des autres. Cela peut conduire à reformuler stratégiquement nos hypothèses afin de trouver un terrain commun pour échanger avec nos collègues chercheur.es et autres partenaires. 

Le souci est que l’intégration au sein d’un projet collaboratif ayant des acteurs avec des points de vue divergents ne se fait pas de manière spontanée. De ce besoin est né.e l’expert.e de l’intégration, nouveau métier émergeant au sein de plusieurs pays. Ce métier a pour objectif de conduire l’intégration, ou autrement dit, de gérer, monitorer, évaluer, accompagner, et conseiller pour réaliser l’intégration au sein de projets collaboratifs. 

Dans cette intervention, je vais instancier un projet précis, en utilisant un modèle descriptif de projet transdisciplinaire, puis présenter les rôles de l’expert.e de l’intégration, de manière à ouvrir le débat sur l’intérêt de ce nouveau métier. 

 

Contribution de Mariagrazia Cairo Crocco  : "Une approche épistémologique plurielle pour les recherches en éducation ?"

Dans les recherches en éducation, les différentes approches disciplinaires impliquent le recours à des conceptions épistémologiques (par exemple positiviste ou constructiviste), cadres théoriques et méthodes d’enquête très disparates, parfois en contradiction. Si cette diversité peut être stimulante, cela peut se révéler peu aisé, voire problématique dans le cadre de recherches interdisciplinaires qui auraient l’ambition d’appuyer des orientations des prises de décision dans le champ scolaire et éducatif plus largement : concevoir des dispositifs, des curricula, des programmes ou bien piloter la formation des enseignants et, plus largement, conditionner les priorités dans les recherches en éducation. 

Se pose alors la question de concilier les approches mais avec quels critères ? Et comment ? Cette tentative fait émerger en effet des risques : effacement des spécificités épistémologiques à la faveur de synthèses parfois affaiblies, car issues de compromis ; hiérarchisation des paradigmes ; transférabilité des savoirs sans prendre en compte les spécificités des champs d’intervention. Peut-on parler de conciliation ou plutôt d’explicitation des horizons épistémologiques et méthodologiques afin d’ouvrir de véritables espaces de dialogue, qui viseraient moins un effacement des différences qu’une compréhension des spécificités des approches et leur pertinence pour saisir les questions d’éducation ? 

En ce sens, les réseaux interdisciplinaires (comme le RT, SFERE, AMPIRIC) peuvent être un exemple d’espace de dialogue mais, plus encore, les recherches collaboratives (ou recherches-intervention-action), interdisciplinaires et inter-métiers peuvent nous amener à produire de nouvelles connaissances en interrogeant à nouveaux frais les approches épistémologiques, les cadres théoriques et méthodes d’enquête. Cependant, pour ce faire, deux conditions semblent indispensables : ne pas réduire une pratique interdisciplinaire à la juxtaposition de regards d’experts, qui suivraient chacun son paradigme et accepter d’expliciter chaque épistémologie, cadre théorique et méthode d’enquête pour mieux les appréhender et comprendre ce qui est partageable - jusqu’où et comment - dans les recherches en éducation. 

Si l’épistémologie désigne une réflexion sur la science, ses structures, ses méthodes, ses critères de vérification et, par extension, sur la structure de chaque discipline, il faut accepter d’interroger la conception de la constitution des connaissances, le lien avec leur historicité, les rapports entre régions de savoirs, les effets sur le champ politique et social. 

La contribution de la philosophie à cette démarche de conciliation ou d’explicitation pourrait consister dans la clarification d’une approche épistémologique plurielle visant les rapports entre modèles, structures et systèmes dans la production de connaissances et régimes de vérité. Cependant, cette contribution ne doit pas s’exprimer dans une modalité surplombante et hors-sol, mais bien par la confrontation avec les nombreuses disciplines qui s’intéressent à l’éducation et, encore plus, avec la pratique des sciences que l’on veut interroger et analyser. 

Dans le cadre de la tradition de l’épistémologie philosophique française, d’une part l’épistémologie historique de Canguilhem - qui insiste sur la construction des concepts scientifiques dans les séries qu’ils constituent avec d’autres concepts, dans leur historicité - et d’autre part, l’épistémologie comparative de Gilles Gaston Granger - qui vise à comparer des théories ou des systèmes scientifiques, pour mieux comprendre leur pouvoir de représentation, de description et d’explication du monde - pourraient être inspirants dans le champ de l’éducation. Ces démarches permettent d’étudier autant les horizons des sciences « formelles » et expérimentales que ceux des sciences humaines et sociales. 

Il s’agirait ainsi de pratiquer une épistémologie en acte, qui s’inscrit à la fois sur un plan diachronique et synchronique.